« VOUS N’AVEZ PAS ENTENDU PARLER DU MILLENIUM CONDOR ? »

Il y a longtemps, très longtemps, dans une galaxie lointaine, très lointaine, je vous ai concocté une petite badinerie en pop culture que je me gardais sous le coude. Vous ne voyez pas le rapport entre Star Wars et la mémoire de la 2e guerre mondiale ? Rendez-vous à Mos Eisley.

Contrebandier présente succès homologué…

La saga Starwars, c’est un morceau de pop culture qui s’étend de 1977 à aujourd’hui. Un tel succès qu’il a généré un univers de fans, une attente folle pour toute cette gigantesque communauté, à l’échelle mondiale, des épisodes IV, V et VI entre 1977 et 1980, I, II et III dans les années 2000 et VII, VIII et IX ces dernières années, et un cassage de tirelire copieux par l’empire Disney en octobre 2012 : 4 milliards de dollars pour s’offrir la franchise, c’est à dire à peu près ce qu’elle avait rapporté au box office depuis sa création.

C’est un détail, une brève réplique dans l’épisode IV, de 1977, qui m’intéresse ici.

Je ne vais pas vous faire l’offense de vous résumer l’épisode ici. Je prends déjà assez de risque avec la communauté des fans… Allons à l’essentiel.

Dans la première heure de l’épisode IV, donc, Luke Skywalker quitte la ferme de son oncle et sa tante pour se rendre, aux côtés d’Obi Wan Kenobi dans la ville astro-portuaire de Mos Eisley pour trouver un moyen de fuir la planète Tatooine avec deux droïdes dont je ne vous rappelle pas le nom car l’un d’eux porte dans ses circuits le précieux plan de la terrible étoile de la mort : une arme de guerre capable de détruire des planètes entières.

Skywalker et Kenobi rencontrent le contrebandier Han Solo et son acolyte velu Chewbacca pour négocier leur voyage clandestin. Solo a un appareil, le Millenium Falcon, qui sera traduit un temps en français par Millenium Condor. Ce vaisseau est-il assez rapide ?

Version originale :
« You’ve never heard of the Millenium Falcon ?
– Should I have ?
– It’s the ship that made the Kessel Run in less than 12 parsecs. »

La version française est un peu différente : le Kessel Run devient le raid sur Kessel Ring. Dans l’univers Starwars, de quoi s’agit-il ? Le Kessel Run est une sorte de défi pour les contrebandiers. La planète minière Kessel regorge de minerais rares. Il y a une voie, le Kessel Run, qui permet de passer la marchandise en fraude mais qui est très périlleuse. 12 parsecs, c’est une mesure de distance fictive propre à cet univers. Prendre la route la plus courte, c’est prendre la plus dangereuse et être assez rapide pour s’évader.

Le Kessel Run d’Han Solo, anecdotique dans l’épisode IV, qui lance la saga, apparaît enfin à l’écran en 2018 dans un film dérivé de l’ère Disney, Solo, a starwars story. Et fait l’objet d’un certain nombre de publications de fans, comme beaucoup d’autres éléments de cet univers.

Traducteur conspué recherche sens caché…

Le nom de Kessel Run s’explique donc tout simplement et pouvait se traduire par raid de Kessel, ou fuite, parcours, échappée de Kessel. Mais donc, dans la version française, pourquoi devenir le raid sur Kessel Ring ?

Déjà, parce que la traduction française de Starwars, depuis 1977, c’est un poème. La XXth Century Fox respecte son contrat d’exclusivité avec la SND, société nouvelle de doublage, mais impose un directeur artistique extérieur, Eric Kahane. Je vous invite à découvrir ce que ça donne dans cet article du magazine Première.

Éric Kahane, ce n’est pas le traducteur du coin. On lui doit les traductions du Nikita de Nabokov et d’un paquet de films de qualilté. Il connaît donc son métier. Mais son souci, c’est avant tout la synchronisation et le rythme. Il prend des libertés avec des noms et des traductions, mais c’est aussi dans un souci de transcription d’une culture à une autre. Han Solo devient Yann, entre autre, parce que dans la France de 1977, Han, ça se prononce Anne et c’est un prénom féminin. Est-ce qu’un prénom breton colle mieux à ce personnage de contrebandier ? C’est plus une spéculation de ma part… Je n’en trouve d’ailleurs pas d’évocation. En revanche, dans la première version, Chewbacca devient Chitaba : là, Kahane cherche à restituer le jeu de mot initial. Et puise sans doute dans l’imaginaire de la piraterie : Chique-Tabac, ça collerait bien comme surnom dans un équipage écumant les mers du sud à la recherche de galions, de bricks et de frégates à piller.

Alors, ce Kessel Run/raid sur Kessel Ring ? Une référence à la deuxième guerre mondiale ? Oui !
Décortiquons tout ça.

Quand t’es dans le désert…

On pourra trouver la solution en se souvenant où a été tournée la scène où est évoqué pour la première fois ce Kesssel Run. Mos Eisly est une des villes de la planète Tatooine. Les scènes sur Tatooine ont, comme le nom l’indique, été pour beaucoup tournées en Tunisie.
Tatooine : Tataouine… Ça ne vous aura pas échappé.

Au centre de la Tunisie se trouve une ville : Kasserine. Une ville qui a été évoquée comme l’épicentre de la révolution tunisienne de 2011 : plus de 50 personnes y sont tuées par la police. Ce qui n’est pas une première : plusieurs émeutes agitent la ville au cours du XXe siècle. Surtout, Kasserine, c’est le lieu, en février 1943, d’une des principales batailles de la campagne de Tunisie (novembre 42 – mai 43).

Et dans l’imaginaire américain, la campagne de Tunisie, ce n’est pas rien. Les forces américaines sont alors de nouvelles venues sur le front ouest. L’opération Torch, menée au Maroc et en Algérie, a été peu couteuse en hommes et en matériel, après le retournement de forces vichystes : un peu moins de 500 tués et un peu plus de 700 blessés pour plus de 100 000 hommes engagés. Mais les tergiversations des autorités vichystes en Afrique du Nord laissent le protectorat de Tunisie tomber aux mains des forces italiennes et allemandes. Proche de l’Italie, montagneuse et protégées des forces britanniques arrivant de Libye après El-Alamein par une ligne de fortifications françaises, la ligne Mareth, elle constitue un bastion très défendable. C’est en Tunisie que les GIs connaissent leur baptême du feu contre les troupes italiennes, et surtout allemandes. Et c’est douloureux. Dans la région de Kasserine, leurs tentatives d’avancée à travers l’Atlas sont brisées par une offensive menée par Rommel himself. Et les petits M3 Lee du contingent américain ne pèsent pas très lourd face aux chars allemands. Le M4 Sherman, qui tient un temps la comparaison, n’est qu’au début de son déploiement. Et se retrouve de toute façon vite en concurrence avec les Panzer IV, Tigres et Panthers, qui sont d’une autre trempe.

Un chiffre parlant : 30 000 hommes sont engagés par l’armée américaine dans les combats autour de Kasserine. Près de 10 000 sont tués, blessés ou capturés. Presque un tiers de l’effectif. Et plus de 300 chars et 700 véhicules sont perdus.

Kasserine, c’est donc, dans la culture américaine, un souvenir cuisant. D’autant qu’il y a une quasi homophonie de cette défaite avec celui qui commande alors le groupe d’armées sud et a décidé l’envoi d’un fort contingent en Tunisie pour contrer l’opération Torch : le Generalfledmarschall Albert Kesselring.

C’est sans doute cette dimension culturelle que Éric Kahane a en tête au moment de faire sa traduction.

Pas la seule entrée dans la culture populaire américaine…

Le Kessel Run d’Han Solo, ce n’est pas la seule occurrence de la guerre en Afrique du Nord réappropriée par la pop culture américaine. Hollywood s’est saisi du théâtre méditerrannéen et nord africain, mais la campagne de Tunisie reste un angle mort. Les grosses productions hollywoodiennes des années 40, 50 et 60 n’avaient pas vraiment intérêt à montrer, parmi les grosses productions, ce terrain difficile pour les troupes américaines et secondaire à l’échelle de la guerre. En somme, un champ de bataille ingrat avec, si je puis dire, beaucoup de coups à prendre et peu de médailles à récolter. D’autant que les grandes productions de guerre hollywoodiennes se déploient en même temps que les pays concernés se décolonisent. Autrement dit, c’est un public à qui on ne sait pas parler. Donc, ce front méditerranéen est abordé -si je puis dire- principalement sur les rivages européens : la Grèce, la Sicile, l’Italie. Et principalement par le biais des opérations spéciales, comme dans, par exemple, les Canons de Navarone, blockbuster de 1961. Seule occurrence de la Tunisie : Patton, de 1970, autre blockbuster, de Schaffner où Georges C Scott prête ses traits au légendaire général américain.

Mais justement… Patton, le film, commence juste après Kasserine. Quand il reprend le commandement après la déroute et entre en rivalité avec son adversaire Rommel et son allié Montgommery.

En revanche, le jeu vidéo s’en empare. La fin des années 1990 coïncide avec le retour de la deuxième guerre mondiale dans les grosses productions américaines – Il faut sauver le soldat Ryan, La Ligne Rouge, Windtalkers, Stalingrad – et l’évolution informatique permettant aux développeurs de jeux vidéos d’offrir à leur médium une nouvelle dimension. Le jeu de guerre, parmi d’autres genres, en bénéficie largement, avec des franchises de jeux de stratégie et tactique, d’une part ; de tir à la 1ère ou 3e personne d’autre part. C’est cette deuxième catégorie qui retient mon attention.

Dans les deux cas, l’industrie vidéoludique, soucieuse d’exploiter un filon qui marche, est obligée de se renouveler. Premiers arrivés, premiers servis, c’est la franchise Medal of Honor, de EA Games, qui ouvre le feu en 2002. Et s’offre donc l’inévitable séquence Omaha Beach, très similaire à celle filmée par Spielberg 4 ans plus tôt. C’est d’ailleurs l’image d’une barge approchant Omaha Beach qui fait la jaquette du jeu. Mais le premier opus de la série emmène le joueur dans une première mission appelée Opération Torch. Où une unité de Rangers attaque des installations de l’Afrika Korps à Arzew, dans la région d’Oran en Algérie. Ce qui reste très discutable. L’Afrika Korps, en novembre 1942, est déjà occupé à combattre à plus de 3000 kilomètres à l’est, en Égypte, contre les forces britanniques. Torch met surtout l’armée américaine aux prises avec Vichy…

Erratum et précisions sur ce paragraphe : Le premier Medal Of Honor sort en 1999 sur Playstation 1. L’opus de 2002, premier sur PC, sorti en 2002, s’appelle Medal Of Honor : Débarquement Allié en VF / Allied Assault en VO. C’est le troisième de la série. Cette série est éditée par Electronic Arts, EA, mais développée dans un premier temps par Dreamworks Interactive, la filiale jeux vidéos de Dreamworks SKG, la société de production d’un certain… Steven Spielberg.

De l’Algérie, le joueur se retrouve ensuite en Norvège, avant de filer à Omaha. Exit la Tunisie. La première extension du jeu, sortie quelques mois plus tard, se concentre sur l’Europe et la campagne menée par les paras américains. Il faut dire que depuis le soldat Ryan, Hollywood, et un certain Steven Spielberg, ont encore frappé, avec la série Band Of Brothers (2001). Une deuxième extension va enfin nous emmener en Tunisie. Et même à Kasserine.

Sauf qu’entre temps, Hollywood aussi a du renouveler son filon WW2. Et qu’un concurrent de poids vient en 2003 menacer puis supplanter Medal Of Honor : Call Of Duty.
D’une part, d’autres films font un carton avec d’autres théâtres d’opérations : le front de l’Est (Stalingrad, Jean-Jacques Annaud, 2001), le Pacifique (La Ligne Rouge à Guadalcanal, en 1998 par Terrence Mallick et Pearl Harbour, en 2001 par Michael Bay). D’autres part, Call Of Duty propose de revêtir plusieurs uniformes. Et c’est sous l’uniforme britannique qu’il nous envoie sur le continent africain. Exit encore la Tunisie au profit de l’Égypte et de la Libye.

La franchise Sniper Elite, qui met le joueur dans la peau d’un tireur d’élite travaillant pour l’OSS nous renvoie, en 2014, à Kasserine, après un passage par l’Égypte, respectant ainsi la tradition vidéoludique qui veut que pour un homme des forces spéciales, le kilomètre ne coûte pas bien cher.

Encore plus récemment, c’est une autre franchise du jeu de tir qui nous transporte sur ce champ de bataille : Battlefield 5, qui tente maladroitement de rattraper quelques oublis. C’est ainsi aux côtés des tirailleurs africains que nous nous trouvons.
Sauf que pas de bol, Kasserine, ce n’est pas en Algérie. Et que les combats mis en scène ont plus de chance de s’y dérouler en 1943 qu’en 1942…

C’est donc le souvenir bien trituré de cette bataille de Kasserine, jamais portée en elle-même et pour elle-même sur grand écran, qui tant bien que mal se fraie un chemin dans la culture populaire.
À noter qu’un réalisateur aurait sans doute pu parler de cette campagne de Tunisie, puisqu’il l’a faite. Dans son magnifique The Big Red One, traduit en Français par Au delà de la Gloire, Samuel Fuller adapte ses mémoires de guerre. Sauf que son film, qui durait 4 heures, passe par la moulinette de la production, qui ne voit pas comment vendre 4h de film aux distributeurs. Fuller avait-il prévu de parler de cette difficile campagne de Tunisie ? On ne sait pas. Mais les hommes de la Big Red One, la première division d’infanterie américaine, y passent directement de Torch en Sicile.

Nota : En fait, la campagne d’Afrique du Nord, et notamment Kasserine, sont bien évoqués en quelques scènes dans Au delà de la Gloire. N’empêche que c’est bref.

Pour l’anecdote, vous aurez surement reconnu celui qui prête ses traits à un des hommes de la Big Red One. En 1980, tout juste auréolé de ses trois apparitions sous les traits de Luke Skywalker, le héros de Starwars, Mark Hamill enfile l’uniforme dans un des meilleurs films de guerre jamais réalisé.
La boucle est bouclée.

En conclusion, je vous propose de découvrir ce film du Fossoyeur de Film, youtubeur cinéphile, sur les lieux de tournage au Maghreb. Et je vous laisse en songeant que la Tunisie en elle-même est bien peu montrée, malgré tous les tournages qui s’y passent.

Et allez, tant qu’à suggérer des vidéos, vous connaissez Nota Bene…

PS :

Un stormtrooper avec une mitrailleuse allemande MG 34.

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