GUINGOUIN (VIE HÉROÏQUE)

Il m’a été demandé il y a peu, dans le petit formulaire de l’article Le nez dans le guidon, de parler de la notion de héros. La question exacte était « Qu’est ce qu’un(e) héros(ïne)? Nos sociétés ont besoin de ça. »

Mon intention de départ était de répondre directement à cette question. Sauf qu’avec près de 6000 ans d’héroïsme dans l’histoire écrite, il m’aurait fallu créer un site annexe, pour une notion, l’héroïsme, qui nécessite un grand angle de vue pour n’oublier personne. Je renonce même à citer un nom en exemple, tant je sens que par justice et correction je devrais ouvrir immédiatement après une liste à la Prévert.
L’héroïsme n’étant pas l’apanage des mâles porteurs de glaive, les voies de l’héroïsme, à l’instar des candidat(e)s, sont nombreuses.
Et pourtant, ce n’est pas un destin commun. Car l’héroïsme est bien une distinction d’un individu ou d’un groupe.

Aussi, plutôt que de remonter à Gilgamesh, je vais plutôt me servir des premières réflexions qui me sont venues pour éclairer le personnage de Georges Guingouin à cette lumière-là. Ou éclairer ma réponse à la lueur du personnage de Guingouin, c’est selon.

Se distinguer par l’action

J’ai parlé de distinction.
Guingouin répond à ce premier critère par ses actions propres.
En juin 1940, il fait partie des premiers qui se distinguent par leur refus de la résignation.
Le 18, date ô combien symbolique, il s’enfuit de l’hôpital de Moulins pour échapper à la captivité. Blessé, il aurait pu connaître le même sort que les 2 millions de soldats français prisonniers de guerre. Mais il se distingue.
En août de la même année, il aurait pu faire partie des millions de français sidérés, en état de choc, assistant impuissant à la mort de la IIIe République. Mais il appelle à la lutte.
Il appartient ainsi à une élite restreinte : les Résistants de la première heure.
On pourrait même dire qu’il appartient à plusieurs élites restreintes.
Il est un des plus de 65 000 médaillés de la Résistance. Et un des 1038 compagnons de la Libération. Parmi ces 1038, il est l’un des rares communistes – ils sont moins de 20. Pierre Georges, le « Colonel Fabien », n’est distingué ni de la médaille de la Résistance ni de la Croix de la Libération. Edmond Michelet, pourtant par la suite ministre sous De Gaulle, qui, à Brive, distribue des tracts appelant à refuser la défaite dès le 17 juin 1940, n’est pas compagnon de la Libération.

Remobiliser et réorganiser un réseau parmi les militants déboussolés par le pacte germano-soviétique et l’interdiction du PCF en 1939, après la débâcle de juin 1940, dans un pays en état de choc tient du tour de force.
Entre les printemps 1940 et 1941, Georges Guingouin a du renoncer à tout ce qui faisait sa vie d’avant. Il est révoqué de son poste d’instituteur. Il a du annoncer à sa fiancée, rencontrée dans l’Aube pendant la Drôle de Guerre, qu’il lui « rendait sa liberté ». Il ne vit plus chez lui ni chez sa mère, pour éviter l’arrestation et change de logement sans cesse. Ses relations sociales sont restreintes aux seules personnes de confiance. Dans ce contexte, poursuivre l’action clandestine après les premiers effets de la répression, sans savoir quand viendra la Libération ni d’ailleurs à quoi elle ressemblera, tient aussi du tour de force mental.

C’est le lot commun de toutes celles et ceux qui passent à la clandestinité dans le nouveau régime. En cela, Guingouin fait partie de celles et ceux qui se distinguent du commun des mortels.

Être distingué par les autres

Mais sa seule action ne suffit pas à faire de Guingouin un héros de manière objective. S’il est un héros, c’est parce qu’il est reconnu comme tel. Parce que son action est jugée positivement par une part suffisante de la société.
C’est tout l’enjeu de la bataille de propagande que se livrent l’occupant et ses collaborateurs, d’une part, et les diverses forces qui y résistent d’autre part.
C’est parce qu’à un moment le régime est vécu comme illégitime par une part suffisante de la population qu’alors il devient acceptable aux yeux de cette part de la population d’être hors la loi. C’est ce qui distingue le combattant clandestin de la Résistance du bandit. Ce qui distingue l’opposant politique du droit commun.
C’est d’ailleurs tout l’enjeu pour Guingouin de se manifester comme « Préfet du Maquis » sans que cela ne prête à rire.
En cela, Guingouin s’inscrit dans le mouvement qui oblige Pétain, en août 1941, à reconnaître qu’il est contesté. C’est le fameux discours dit « du vent mauvais ».

« Français,
 J’ai des choses graves à vous dire. De plusieurs régions de France, je sens se lever depuis quelques semaines un vent mauvais.
(…)L’autorité de mon gouvernement est discutée. »

C’est aussi tout l’enjeu pour Guingouin et les cadres des maquis qu’il commande de faire régner la discipline dans les rangs. Il y a un enjeu de sécurité évidente et d’efficacité dans l’action. Mais il y a surtout un enjeu politique et de communication. Les maquisards du secteur de Guingouin ne sont pas des « maquis noirs » ou des « faux-maquis », ni des terroristes, ni des bandits. Ils s’inscrivent dans l’action au profit de la population et non à son détriment.

Parce qu’il y a une adhésion à son action et parce qu’il sait aussi répondre aux attentes de la société dans laquelle il évolue – comme c’est le cas de la campagne contre les réquisitions lancée à l’hiver 1942 – Guingouin, et désormais les femmes et les hommes qui l’accompagnent, voient leurs actions impressionner positivement.

Pour rappel, je vous renvoie à l’interview de Christian Pataud, qui, de sa position et à son échelle, a pu faire office de sondeur dans la population des environs de Saint Léonard :

On peut aussi se référer à cette interview de Miguel Benasayag sur l’exemple argentin :

C’est donc la société ou une part de la société, parce qu’elle est en adhésion, qui donne de la valeur à l’action du héros. Et fait le héros.
Par voie de conséquence, c’est parce que la société ou une part de celle-ci y adhère que le récit héroïque est transcrit et transmis sur différents supports.
L’artiste, qui somme toute travaille pour que sa production rencontre un public, en un sens, traduit cette adhésion.
Guingouin a fait l’objet d’une création artistique non négligeable. À chaque fois, l’artiste y projette sa vision propre.
À la Libération, Izis, qui va devenir un des grands photographes de l’après-guerre, tire le portrait des maquisards. La série est titrée « Ceux de Grammont ». (Voir ici.)
Grammont n’est pas à proprement parler un maquis de Guingouin. C’est à proximité d’Ambazac et Saint-Sylvestre, plus au nord que le secteur tenu par la 1ère Brigade de Marche Limousine. Les maquis du secteur sont plutôt de tendance Armée Secrète.

La stèle de Saint-Sylvestre

Mais Izis, de son vrai nom Israëlis Bidermanas, juif d’origine lituannienne est réfugié à Ambazac depuis 1941. Grammont, c’est son espace vécu. Ça lui parle plus que Saint-Gilles les Forêts, Sussac, Chateauneuf ou Eymoutiers.
Pour Paul Rebeyrolle, natif d’Eymoutiers ou Armand Gatti, qui est passé par Tarnac, la proximité avec Guingouin est plus évidente. Mais les références qu’ils projettent sur le personnage de Guingouin ne sont pas locales. Elles se veulent universelles. Ce sont des références communes à une grande partie de la culture classique dans la sphère d’influence européenne : le poème épique pour Gatti, proche des chansons de geste médiévales ; un personnage de la mythologie greco-latine pour Rebeyrolle : le Cyclope.

Armand Gatti devant le Cyclope de Rebeyrolle.
Photo Journal IPNS in Trois monstres sacrés sur le plateau par Michel Lulek.


Plus récemment, Yann Fastier sollicite un autre archétype, plus en phase avec son public – plus jeune et moins en phase avec la culture légitime classique : le bandit d’honneur.

Très en vogue dans les milieux de gauche des 30 dernières années, c’est l’espace culturel sud-américain qu’il met ici à contribution.

Quant à Jean-Pierre Le Dantec, ancien de la Gauche Prolétarienne, il retient de Guingouin le personnage de rebelle à l’appareil du PCF. Une forme d’incarnation de ce sentiment exprimé par Edwy Plenel :

Le public sollicité par Jean-Pierre Le Dantec, c’est celui de sa génération, et le lectorat de polar marqué à gauche, d’une veine où on trouve des auteurs comme Didier Daeninckx, Jean-Patrick Manchette et des personnages comme Le Poulpe.

Les limites de l’héroïsme

La deuxième partie de la question qui m’a été posée m’amène à m’interroger. « Nos sociétés ont besoin de ça. »
En un sens, il est vrai que toutes les sociétés ont utilisé la figure du héros comme incarnation de ses valeurs. C’est son rôle allégorique : il ou elle concrétise des valeurs abstraites. Le héros, incarnation d’une valeur commune, fédère. Il sert au groupe qui s’y reconnait à se rassembler autour de lui. C’est en cela que l’historien tient un rôle de « trouble-mémoire », pour reprendre l’expression de l’historien Pierre Laborie. En touchant à la mémoire, donc au récit de soi qu’une société fait d’elle-même.
Mais en devenant symbole, le héros est dépossédé de lui-même. Le groupe aimerait qu’il soit fidèle à l’image d’Epinal. Responsabilité écrasante.
Daniel Balavoine, héros de sa génération, écrit en 1980 pour Johnny Halliday, héros de la génération précédente, une chanson qu’il portera finalement lui-même à l’oreille du public : Je ne suis pas un héros. (Ici version Johnny)

« Pour mourir célèbre
Il ne faut rien emporter
Que ce que les autres
N’ont pas voulu garder »

Autrement dit, l’héroïsme, c’est aussi un bon moyen pour la société de se débarrasser des corvées. Et de créer des dettes dont il est implicite qu’elles ne seront pas payées.
Guingouin a vécu ça. En quelques sortes, sa destinée a été d’être remercié dans le bon sens en 1945 (légion d’honneur et croix de la Libération) puis remercié dans le mauvais sens en 1947 (reprise de la ville de Limoges par Léon Betoulle et rétablissement des rapports de force d’avant-guerre). Avant de voir deux sociétés effacer leur dette en tuant le créancier.
Le Parti Communiste Français, débiteur à son militant d’avoir résisté avant la rupture du pacte de non-agression Hitler-Staline, débiteur de son refus de prendre Limoges d’assaut en juin 1944 et de lui éviter les sorts de Tulle et d’Oradour, l’accuse d’avoir détourné des fonds de la Résistance puis l’exclue.
La République Française, débitrice au citoyen Guingouin de sa contribution à la rétablir, débitrice au(x) résistant(s) d’avoir conservé des collaborateurs dans ses institutions, laisse faire celles et ceux qui le trainent dans la boue et tentent de le tuer physiquement.

Pour prendre un exemple plus récent, Baptiste Beaulieu, médecin et romancier engagé, s’est élevé contre l’héroïsation du personnel soignant dans le cadre de la crise sanitaire Covid 19 (article en lien ) : « En nous traitant en héros ils nous confisquent le droit d’avoir peur, et nous renvoient au silence. Un héros ne dit pas qu’il a peur. Il ne dit pas qu’il se chie dessus. Il ne dit pas qu’il préférerait une blouse/masque plutôt que des louanges grotesques. Héroïser c’est silencer. »

Georges Guingouin auraient surement préféré connaître son père plutôt que de le savoir « mort en héros » en 1914.

Je ne résiste pas à l’envie d’illustrer ce propos avec cette séquence du quatrième épisode de la saga Die Hard (avant le drame du cinquième). John MacClane, héros reaganien vieillissant, y fait ce constat amer quand son compagnon d’infortune lui parle d’héroïsme : personne ne veut faire ça.

Par ailleurs, la figure du héros individualise et tend à invisibiliser. Il est commode (quand on est limousin et vaguement gauchiste) de se souvenir de Georges Guingouin. C’est d’ailleurs loin d’être mal. Mais il faut se garder d’oublier qu’il n’y a pas de Guingouin sans Anita, Coissac, Gendillou, Cueille, Duval, Nard, Magadoux, Dumont, Montaudon, Bourdarias, etc. Qu’en plus de Guingouin, il y a aussi les Perrin, Dutreix, Dumas, Menot, Pinte. Qu’il y a derrière tous ces noms beaucoup d’anonymes, aussi, qui ont fait mais qui n’ont pas parlé. D’autres aussi qui savaient et ont su se taire. Que certaines et certains ont résisté sans porter les armes. Un phénomène social si complexe et divers que la Résistance ne peut ainsi se résumer ni à un homme, ni à une obédience ni à un mode d’action.

Une société ne se rend elle-même pas service en recourant à l’héroïsation. Car le héros est encombrant. Et sa créance, comme je l’ai dit, rarement solvable.
Sauf à un prix exorbitant : le césarisme.
De Jules César à Pétain, en passant par Napoléon et Louis-Napoléon Bonaparte ou le général Boulanger, combien de Républiques ont été menacées ou mises à mort par les héros qu’elles s’étaient données ?
Prenons garde de ne pas confondre reconnaissance légitime à celles et ceux qui se sont distingué-e-s et allégeance à un « sauveur suprême ».

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1 réflexion au sujet de « GUINGOUIN (VIE HÉROÏQUE) »

  1. Bien que reconnaissant la valeur du personnage, il a été déjà écrit, ré-écrit,ré-ré-écrit… sur Georges Guingouin. A croire qu’il n’y avait qu’un maquis en limousin. Or, il y en avait d’autres et aucune recherche. Peut-être serait-il temps de faire des recherches ailleurs pour leur rendre hommage à eux aussi. (Rochechouart, St Junien, Oradour sur Vayres, mais aussi, Saint sulpice Laurière etc…

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