LA STATISTIQUE ET LA TRAGÉDIE

L’épisode pandémique que nous vivons a remis beaucoup de statistiques dans notre champ de vision et au cœur des débats.
Les caps de 500 000 morts et de 10 millions de cas ont été passés au cours de la semaine. La pertinence et la fiabilité des chiffres collectés est questionnée. Certains gouvernements ont opté pour un dépistage massif de la population de leur territoire. D’autres ont opté pour des stratégies différentes. Les débats entre experts et moins experts sur ces fameuses stratégies sont venues apporter une traduction à une réalité que nous n’avons pas tous la même capacité à saisir.

UNE MOSAÏQUE DE VÉCUS

L’expérience du confinement elle-même a été une réalité difficilement palpable selon qu’on se soit trouvé ou non dans une zone de forte contamination ou dans une zone relativement préservée, qu’on ait été de la population confinée à la maison ou de la part exerçant une profession « en première ligne », que des proches aient été touchés par la maladie ou non.

N’étant pas en position d’expertise sur le sujet, je n’ai rien de pertinent à dire au sujet de la pandémie.
Mais ces débats récents sur les chiffres m’ont ramené à un travail que j’avais mené il y a quelques temps pour un article que je n’avais pas sorti, faute de le trouver satisfaisant.
Une réflexion qui nous ramène à l’année 1944, à la fin du mois d’août.

UNE QUESTION D’ÉCHELLE

Le D-Day National Memorial de Bedford.

Avec un peu moins de 230 000 tués, blessés et disparus sur un peu moins de 3 millions d’hommes engagés en Normandie du 6 juin au 29 août 1944, les Alliés ont perdu un peu moins de 8% de leurs effectifs.
Au soir du 6 juin, plus de 4000 soldats alliés sont morts et plus de 6000 sont blessés. Ces pertes, environ 3% des effectifs engagés dans la bataille, sont relativement faibles. Vue du haut commandement allié, elles laissent suffisamment de troupes sur le terrain pour atteindre les objectifs des premiers jours de l’opération : joindre et sécuriser les têtes de pont.

Mais cette échelle masque des réalités très différentes entre les unités engagées.
Certains régiments (un effectif de l’ordre de 1000 à 3500 hommes) ont porté les efforts les plus coûteux en vies humaines et en blessés.
Des unités comme les 505th Parachute Infantry Regiment (le régiment parachuté autour de Sainte Mère Église) ou le 506e PIR (dont fait partie la célèbre compagnie Easy de Band of Brothers) connaissent à leur retrait du front des taux de pertes approchant les 50%.
Les 16e et 116e régiments d’infanterie des 1ère et 29e divisions d’infanterie ont mené la première vague d’assaut sur Omaha Beach. Les taux de pertes y dépassent les 50%.
À cette échelle, un soldat ne peut pas connaître tout le monde, mais il peut avoir sociabilisé avec beaucoup des hommes tués, disparus ou des blessés qui ne pourront pas reprendre du service.

L’échelle de la compagnie est encore plus fine, puisqu’on parle là d’un effectif d’environ 150 personnes.
À cette échelle d’unité, les hommes se connaissent tous plus ou moins. Reprenons les effectifs des régiments d’infanterie d’Omaha Beach. La première vague de débarquement est composée pour chaque régiment, de 3 compagnies. Impossible, en termes de logistique, d’amener plus d’hommes d’un coup sur des plages précédées d’obstacles et de mines. Un certain nombre des hommes meurent ou disparaissent d’ailleurs avant même d’avoir atteint le rivage. Pareil pour les unités parachutées. La « Easy » perd ainsi 17 hommes d’un coup dans le crash d’un des avions de transport dans la nuit du 5 au 6 juin : 11% de l’effectif de la compagnie.
Dans les compagnies de la première vague d’Omaha Beach, le taux de pertes atteint jusqu’à 90%. Dans ces cas extrêmes, les compagnies, presque anéanties, sont mises en réserve et dispersées dans les jours qui suivent le 6 juin.
La petite ville de Bedford, en Virginie, comptait 3000 habitants en 1944. En quelques minutes, 19 de ses jeunes hommes meurent sur Omaha. Tous étaient soldats dans la compagnie A du 116th régiment de la 29e division. En juin 2001(avant le 11 septembre), le D-Day National Memorial y est inauguré.

LA POLITIQUE DU CHIFFRE

Pour appréhender le réel, deux approches, qualitatives et quantitatives, se complètent.
Raconter un épisode comme le débarquement, c’est souvent confronter les deux approches.
Des vues d’ensemble exprimées en chiffes et en données : plus de 4000 navires, plus de 150 000 hommes engagés par les Alliés, deux ports artificiels, des lignes logistiques, etc. Mais à part quelques chiffres marquants, ces statistiques ne retiendront l’attention que des spécialistes. Ou ne retiendront l’attention que de niches. Les ports artificiels, la logistique pour porter l’effort de guerre sur le front, ça peut m’intéresser si je m’intéresse déjà à la logistique.
Le témoignage relève d’avantage d’une approche qualitative. Telle personne qui a vécu tel évènement peut apporter des éléments qui ont échappé aux archives. Aucune donnée chiffrée ne raconte l’effet que ça fait d’être la cible de tirs ou de perdre tous les hommes de sa section.

(En relisant cet article avec presque quatre années de recul, j’apporte une nuance à cette affirmation un peu péremptoire. Un statisticien convaincu pourrait me rétorquer qu’on pourrait analyser finement et trouver des données adéquates : taux de rotations des effectifs, traces d’admissions en services psychiatriques, motifs de réformes ou de réaffectation d’individus, etc. Toutes ces données croisées et compilées peuvent permettre une approche d’une réalité difficilement palpable.)

Mais cette approche là, c’est un petit bout de la lorgnette. On ne peut résumer le débarquement de Normandie à l’expérience d’un soldat débarqué à Omaha, car celle-ci est très différente de celle d’un autre débarqué à Utah, d’un Canadien débarqué à Juno, d’un Britannique ou d’un Français débarqués à Sword (Allez, à vous de me citer la 5e plage en commentaire.)
De même, résumer les combats au seul 6 juin, c’est oublier que la bataille de Normandie a fait rage jusqu’à la fermeture de la poche de Falaise, en août, voir la libération de l’embouchure de la Seine, en septembre. Que pour les troupes débarquées sur des plages moins meurtrières ou débarquées après le 6 juin, les combats ont été aussi féroces dans l’arrière pays normand.
Saisir le réel, c’est donc jongler entre ces deux approches.

CITATION APOCRYPHE

En cherchant le titre de cet article, j’ai rapidement pensé à la citation qu’on prête à Staline : « La mort d’un homme, c’est une tragédie ; la disparition de millions de gens, c’est la statistique. »
Moi, vous me connaissez, pour Staline comme pour Churchill, les bons mots, j’aime bien savoir d’où ils viennent.
J’ai donc cherché les sources attestant de la paternité de Joseph Vissarionovitch Djougachvili, dit Staline, sur cette phrase : zéro. Je ne suis même pas parvenu à retrouver une occurrence tardive. Je ne peux que supposer que cette phrase colle bien avec la légende noire du dictateur soviétique. Ce qui en expliquerait la postérité. Je l’ai moi-même découverte dans un jeu vidéo. (Opération Flashpoint, pour les connaisseurs.)
Staline n’a peut-être jamais tenu ces propos.
Mais quantitative ou qualitative, toutes les approches indiquent qu’il aurait pu.

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