L’Histoire bégaie t’elle ?

Non. Merci de m’avoir lu.

Plus sérieusement, m’est revenue en tête une réflexion que j’avais écrite en novembre quand Emmanuel Macron avait fait référence aux années 30 dans un entretien. Je vous la livre telle qu’elle. En italique, j’ai rajouté quelques petits commentaires en relecture.
« Je suis tombé aujourd’hui sur quelques titres de presse mettant en exergue une citation d’Emmanuel Macron dans un entretien à Ouest-France comparant la situation d’aujourd’hui à celle de l’Europe des années 30.
N’ayant pu lire l’entretien en entier, je ne sais pas quels arguments il avance ni de quel contexte est extraite cette petite phrase.
Mais cette référence aux années 30 est assez récurrente dans les discours politiques, aussi vais-je me cantonner à quelques considérations assez générales.
L’Histoire ne se répète pas. Les comparaisons sont possibles, les analyses et interprétations aussi. Mais il faut surtout se garder de comparer les situations – ici l’Europe des années 30 et celles des années 2010 – comme des mécanismes appelés à s’appliquer invariablement.
Pour se limiter à l’observation de la société française, les situations sont assez peu comparables : dans les années 30, la France est la métropole d’un vaste empire colonial, sa population est encore traumatisée par la saignée de 1914-1918.
1,7 millions d’hommes et de femmes, civiles et militaires, ont été tués sur une population d’environ 40 millions d’habitants. La grippe espagnole de l’hiver 1918-1919 a tué 50 à 100 millions de personne dans le monde, environ 2,5 à 5% de la population mondiale. »

Une grande part de la population française a donc, dans les années 30, vécu la guerre dans sa chair. Toutes les familles françaises ou presque en connaissent le prix. Les jeunes hommes qui sont appelés sous les drapeaux sont formés dans la perspective d’une nouvelle guerre de même ampleur avec l’Allemagne. Depuis 2002, les jeunes français ne sont plus appelés sous les drapeaux. Depuis le début des années 90, l’effondrement du bloc soviétique ne fait plus vivre dans la perspective d’une troisième guerre mondiale. La construction européenne est passée par là. La population du territoire français ne craint plus l’invasion et l’annexion d’une partie de son territoire. Ce qui ne veut pas dire que la France ne mène pas de guerres, mais elles sont lointaines. Les attaques terroristes qu’a régulièrement connu le territoire au cours de son histoire récente, pour violentes qu’elles soient, ne représentent pas la même menace que la destruction de quartiers ou de villages ou la décimation de classes d’age entières. Ce rapport à la violence induisent des options politiques ou des choix de pratiques politiques différentes, puisqu’on n’en imagine les conséquences.

Les moyens d’information et de communication sont encore rares. La radio n’est pas implantée partout, les postes ne sont pas encore dans tous les foyers. La télévision n’existe pas. Internet et l’informatique ne sont même pas encore imaginés. Le téléphone n’est pas dans la poche des gens mais au bureau de poste et on passe par une opératrice pour établir les communications.

Et puis surtout, les acteurs des années 30 ont ce désavantage sur nous qu’ils ne savent pas ce qu’il se passera dans leur futur. Nous ne savons pas ce qui se passera dans le notre, mais nous savons de quoi le leur a été fait. De là à en tirer la conclusion que parce que nous le savons, nos contemporains se détourneront du fascisme, bien sur que, malheureusement, nous ne pouvons jurer de rien.
La récente élection de Jair Bolsonaro montre bien qu’un pays qui a connu la dictature militaire n’est pas automatiquement vacciné contre ses nostalgiques.
Le fait que l’Europe ait été ravagée par la guerre par deux fois en une trentaine d’années ne nous garantit en rien contre le fait que les peuples d’Europe ne puissent à nouveau se jeter à la gorge les uns des autres.

Néanmoins, pousser trop souvent la comparaison avec les années 30 et la montée des fascismes en Europe me fait craindre un peu, pour le coup, que nous soyons dans l’histoire (avec un h minuscule) du garçon qui criait « au loup ».
Ce que je crains, surtout, c’est qu’à l’instar des antibiotiques, nous ne créions, par une référence immodérée, et éventuellement par des usages de basse politique, des souches résistantes.
Je ne crois pas au « devoir de mémoire ». Nous avons, individuellement et collectivement un droit à la mémoire, le droit de prendre des personnes ou des groupes en exemple ou en contre-exemple.
Si nous avons un devoir, c’est celui de l’Histoire (H majuscule). Ce qui revient à ne pas prendre nos désirs pour le réel mais à questionner les éléments tangibles dont nous disposons pour analyser le monde qu’on a sous les yeux.
Il convient donc de ne pas agiter trop l’épouvantail des années 30 pour ne pas voir le réel nous échapper.
Pour finir, je ne résiste pas à l’envie de vous placer cette citation de Karl Marx dans « Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte » écrit après le coup d’État du 2 décembre 1851.

« Hegel fait quelque part cette remarque que tous les grands événements et personnages historiques se répètent pour ainsi dire deux fois. Il a oublié d’ajouter : la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce. »

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